Panique à BelleGrange

Après quelques heures de calèche, nous voici à BelleGrange. De mes souvenirs, ce hameaux était joyeux, calme et … Comment dirais-je ? Ennuyeux … C'est le mot … Les habitants avaient de bonnes manières, les enfants étaient bien élevés et ne faisaient jamais de bêtises … L'enfer !

Mais aujourd'hui, je vois BelleGrange comme jamais je n'aurais cru la voir … Les villageois couraient partout, hurlaient, ils jetaient parfois ce qu'ils avaient dans les mains pour pouvoir courir plus vite ! Les paniers des lavandières, les seaux des jardiniers, les perruques du perruquiers, tout cela volaient dans les rues pour venir s'en reposer dans la boue remuée des pas des habitants effrayés. « Enfin du mouvement dans ce cimetière de vivants » pensais-je …

« Opale, vois ce qu'est la panique, la vraie ... » me disait le cocher.

Je ne pu retenir un léger rictus … La panique, la vraie ? De quoi avaient peur ces gens ? D'une rumeur ? La panique, quand elle est fondée, est bien différente de tout cela, je le sais ! En mer, le mot « panique » prend un sens. Je revois les visages de nos ennemis assaillis et perdants -voire perdus- quand nous avions décimés les ¾ d'entre eux et qu'il ne leur restaient aucune chance. Certains nous demandaient grâce, d'autres de les achever. D'autres encore prenaient la fuite, pour finir noyés. Ceux-là paniquaient. La mort était devant eux et chacun priait pour que cela se fasse rapidement et en douceur.
Je revois aussi la panique sur le visage de mes coéquipiers, quand une tempête nous livrait bataille. Une fois que tout ce qu'on pouvait faire avait été fait, et bien là, on paniquait pour de vrai. Que faire de plus ? Comment ne pas mourir ? C'est ça paniquer, c'est savoir qu'il y a plus de risque de périr que de chances de vivre. Alors comment ces villageois peuvent-ils paniquer ?

La calèche s'arrêta enfin devant ce qui, si je me souviens bien, est le palais du prévôt. Nous appelons ça palais car c'est là que travaille le prévôt et ses employés, mais cette baraque n'a rien à envier aux autres si ce n'est le nombre de drapeaux qui pendouillent à sa façade … Je n'aime pas les villages de Hobbit, les maisons sont toutes les mêmes, il n'y a que la couleur qui change … C'est répugnant, une telle … Argh, les mots me manquent pour décrire tout ça …

Le cocher ouvrit la porte du palais et d'un geste du bras m'invita à entrer. L'on pourrait s'attendre à quelque chose de splendide, pour une maison portant le nom de Palais ! Des dorures, de grands tapis, des lustres … Et bien non ! Une vieille bâtisse en bois poussiéreux, peu de fenêtres pour chasser l'obscurité, et quelques bons hommes qui se promènent en courant partout, des piles de feuilles dans les mains … Un bien triste endroit en vérité !

Tout naturellement, je me rends d'un pas déterminé dans le bureau du prévôt, qui est maintenant le miens, suivie de près par Barroc. Ancien bras droit de mon père, il sera probablement aussi le miens !

J'ouvre la porte, entre, et vois avec désespoir que rien a changé …

Père ne travaillait-il jamais ici ?

« Bien sur, qu'il travaillait ici ! Toujours même ! Pourquoi ? »

Pff … Les hobbit de bonne famille sont très attachés au fait de ne rien changer, c'est barbant … Après 6 ans d'absence, je saurai dire où se trouve chaque document, chaque objet. Toujours tout remettre bien à sa place, ne pas changer les habitudes, telle est la vie d'un Hobbit … Je préfère les nains !

Bien … Alors, dites moi où on en est ! Que craint-on ? Quel est le nom de ce « Seigneur » de Rouge-Rivière ?

Je souhaitais régler cette affaire au plus vite … En fait, j'avais dans l'idée de reléguer la prévôté une fois que tout serait calme. A qui ? Peu importe, tant que j'en suis libérée !

Barroc m'expliqua que c'était Cyphéros le Vil, un grand Alchimiste de Rouge-Rivière qui semait la zizanie dans tout le pays … Il a donc usé de magie noire pour anéantir une poignée d'hommes à Alboh. Les populations craignent qu'il attaque, ou qu'il déclare une guerre. Nul ici ignore les méfaits passés de Rouge-Rivière, et leur réputation …

Un bonhomme arriva alors, bras chargés de paperasse qu'il déposa sur mon bureau puis repartit aussi vite qu'il était venu.

« Ce sont des lettres d'habitants de Morte-Muraille, et probablement aussi de Surlock ! » dit Barroc.

Et bien … Cela fait beaucoup ! J'imagine qu'elles disent toutes la même chose … Voyons cela !

Je n'avais pas lu 10 lettres que déjà toutes me demandaient la même chose : « faites quelque chose ».

« Il faut rassembler des hommes et partir voir à Rouge-Rivière ce que ce chien de Cyphéros trame ... » grogna Barroc.

Mouais … Le truc de base, quoi … Moi, ça ne me tentait pas de faire comme on me disait de faire …

Bon … Je suis épuisée, et si il doit y avoir une guerre, elle n'est pas à un jour près ! Nous verrons cela demain, à tête reposée ! Où vais-je dormir, dites moi ?

Ma question était idiote, et le regard de Barroc le montrait bien … J'allais dormir chez moi, bien sûr ! Dans la maison de feu mes parents !

C'était la fin de l'après midi, et une femme de chambre avait tout préparé ! Quoi de mieux ! Je me jetais dans le lit pour m'y endormir comme une pierre ! Évidemment, je ne comptais pas en rester à « on verra ça demain » et me réveilla dans la nuit pour partir seule à la rencontre ce prétendu Seigneur !

Pirate un jour, pirate toujours, je volai un cheval dans une écurie proche et parti pour Rouge-Rivière. Les Hobbits ont pour habitude de tout indiquer sur des panneaux, ce qui est vraiment super dans ce genre de situation !

Une fois à Rouge-Rivière, après quelques jours de chevauchée, je demandais mon chemin à tout le monde … Les gens là bas étaient … Comment dire … Peu accueillants … Il y en a même un qui a essayé de croquer à pleines dents dans le cou de mon cheval …

L'effroi ressentit par les habitants à la mention du nom de Cyphéros était palpable, la plupart devenaient pâles avant de m'ignorer et de poursuivre leur route sans m'apporter de réponse.
Fort heureusement, quelques uns eurent le courage -malgré une certaine impolitesse- de m'indiquer la route pour le manoir.

Il était à l'image de la région : peu accueillant. J'attachais mon destrier à un morceau de clôture avant de donner deux coups de heurtoir sur la porte, et d'attendre que quelqu'un daigne venir ouvrir ...

Cela faisait plusieurs jours que Cypheros s’était enfermé dans son laboratoire. Le manque de sommeil lui cerclait les yeux de cernes, et de terribles douleurs lui rappelait que le temps n’était pas de son côté.
Grâce aux travaux que son père avait effectués, il pouvait enfin s'atteler à la traduction du Nécronomicon. Néanmoins, il fallut plus de temps qu'il ne le pensait pour y parvenir.
En effet, le livre était solidement codé, et cela ne fut pas une mince affaire de le décrypter.
Mais, Cyphéros voyait le bon côté des choses : s'il était si bien crypté, c'est qu'il cachait forcément quelque chose d’important !

Au fur et à mesure qu'il décodait le texte, il comprenait la véritable nature du livre. Il était en fait en possession d'un écrit contant l'histoire d'Abunnar, jadis, pays nécromant.

Il y était dit que son peuple savaient déjà, de leur temps, utiliser la Magie. Mais pas n'importe laquelle. Une magie funeste qui se servait de la mort pour alimenter la vie. Une magie maintenant perdue qui leur faisait acquérir l'immortalité.
Ils étaient capables d'assimiler d'un homme son énergie vitale, leur permettant ainsi d'allonger leur propre durée de vie.
Cette magie attisait la crainte partout au-delà les frontières, et nombreuses nations du monde prêtèrent allégeance à Abunnar. Celles qui ne voulaient se soumettre étaient vouées à disparaître.

Mais le pays sombra dans la décadence et la démence lorsqu'un homme, assoiffé de pouvoir et d'immortalité, se proclama Roi.
Par la force, il écrasa ses opposants, par la crainte il soumit les peuples, et par avidité, il déversa la mort sur le monde.
Son nom était Bohr'an Dhar'gi.
Durant son règne de terreur, il interdit, sous peine de mort, la pratique de la sorcellerie dans le pays. Ainsi, le savoir se perdit, et seul le Roi demeura apte à la pratiquer.

Plusieurs siècles durant, il continua sa vie, régnant sur le pays tyranniquement. Mais, il comprit à ses dépends en quoi l'Homme n'était fait pour vivre éternellement. Car, même affublé d'immortalité, Bohr'an restait un homme mort à l'intérieur de lui-même.
Ayant accumulé tant de vies en lui, arrachées des entrailles de millions d'hommes, il était destiné à errer sur ces terres sans savoir quand sa malédiction s'arrêterait enfin, et, cela, dans la solitude la plus totale.
Un nombre incalculable de fois, il tenta de s'ôter la vie ; mais aucun poison, aucune maladie ni aucune blessure ne pouvait l'emporter.
Il ne lui restait qu'une seule solution.

« Moi, Bohr'an Dhar'gi, ait scellé mes pouvoirs à l'intérieur de ce livre. Si, toi qui lis ces lignes, désire régner sur le Monde et crouler sous l'or, je te laisse l'Immortalité. Tu peux la prendre, mais, soit sûr de ton choix. Tu devras supporter la solitude éternelle. Il n'y aura aucun retour possible.
Si tu es déterminé, qu'aucun doute ne t'habite, alors suis mes consignes. Ferme ce livre devant toi, et pose-y tes mains. Ferme ensuite tes yeux et attends.
Lorsque tu passeras de l'autre côté, ne cherche pas à atteindre les voix, c'est elle qui viendront à toi.
Bonne chance, et Adieu. »

Sans même hésiter, Cypheros appliqua les consignes de Bohr'an. Il posa ses mains sur le livre clos, ferma les yeux, et attendit. Il ne ressentait rien, et doutait rapidement de la véracité du récit. Peut-être n'était-ce qu'un canular. Après tout, ce serait bien trop beau pour être vrai. Mais, progressivement, un froid cadavérique l'englobait. Il pouvait entendre des cris de désolation se répercuter dans son crâne, toujours de plus en plus nombreux. Il avait mal, il se sentait mourir, puis renaître, sans cesse. Il voyait les visages morts des victimes du Roi Nécromant défiler devant lui. Cela semblait durer des heures, et puis, tout cessa soudainement.

Il rouvrit les yeux lentement. Sans savoir quoi penser, il porta son regard sur le Nécronomicon qui trônait toujours sous ses mains et l'ouvrit. A l'intérieur, il n'y trouva que des pages vierges. Qu'est-ce que cela signifiait ? Était-il maintenant immortel ? Pourtant, il ne ressentait aucun changement.

Un grand bruit l'extirpa de ses pensées. Quelqu'un frappait à la grande porte. Il s'empara d'un chandelier, et se dirigea vers le Hall.

Qui pouvait bien le déranger à cette heure-ci ?

Arrivé à la grande porte, il allait ouvrir lorsqu'il remarqua qu'il était toujours vêtu d'une robe de chambre. Il haussa les épaules et poussa la porte vers l'extérieur.
Dehors, il n'y avait rien. Seulement l'obscurité perturbée par quelques lampadaires qui bordait son manoir.
Il baissa légèrement le regard alors qu'il s’apprêtait à tourner les talons, et croisa un regard.
Le regard d'une femme. D'une très petite femme.

Il souleva un sourcil : « Qu'est-ce qu'une Hobbit fait à ma porte ? »

L'homme que j'avais devant moi ne m'inspirait rien, à vrai dire ... Ni peur, ni haine ... Je dirais même qu'il me paraissait sympathique !

- Uhm, bonsoir ! Je, je me nomme Opale Bomgie ! Et vous, vous êtes bien Cyléros ? Non, pardon ... Cyphéros, c'est ça ? Ecoutez, je viens afin de comprendre ce qu'il se passe. L'on m'a rapporté que vous comptiez créer une guerre, ou quelque chose comme ça, enfin bon ... Je voudrais savoir comment éviter ça ! La prévôté de MorteMuraille m'est revenue suite à la mort de mon père et bon, vous voyez, c'est à moi de régler tout ça, quoi ...

Je déblatérais mes explications sans même le regarder, agitant les mains et oubliant parfois de respirer. Je souhaitais en finir au plus vite! Quand j'eu finis mes explications, et ne trouvant rien d'autre à dire, je levai la tête afin de voir ce que ce drôle de vieillard allait me répondre. Je lui trouvais un air de faux méchant, ces gens qui ont un bon fond mais qui se font détester pas maladresse. Comment pourrait-il vouloir déclencher une quelconque guerre ?

Tandis qu'elle déblatérait, Cypheros se perdit dans les méandres de ses pensées. Il n'écoutait déjà plus la jeune Hobbite qui l'avait effacée de sa mémoire. Il était comme déconnecté de toute réalité.
Inconsciemment, il profita de son état de mort cérébrale pour répondre à de nombreuses questions existentielles, à dresser sa liste de commissions au vu de sa prochaine promenade au marché le lendemain, et à se remémorer chaque étape de la confection d'une potion de changement de sexe qu'il avait déjà fait essayé à l'un de ses sbires, dans sa jeunesse.

A voix basse, Cypheros en listait frénétiquement les ingrédients, sans se rendre compte que sa locutrice avait cessé de monologuer et le regardait dès lors fortement de travers.

« ...coriandre, à tremper dans le sang d'une vierge desséchée. Mélanger ensuite avec de la poudre d'ammoniaque préalablement humidifiée de façon à permettre une fluidité accrue. Note à moi-même : Préférer une fiole cylindrique, de façon à briser les impur... »

Sa voix se stoppa net. Il baissa lentement les yeux vers la Hobbite. Un grand silence empli l'atmosphère. Un long moment.

« Pardon ? »

Pendant quelques secondes, j'écoutais attentivement ses chuchotements morbides. Quand il m'accorda de nouveau son attention, je décidai de prendre les choses en main. J'entrai rapidement chez lui, sans lui laisser le temps de m'en empêcher.

- Ecoutez, mon vieux ... J'ai pas fait toute cette route pour rien ! Encore moins pour écouter les ingrédients de la recette de base de potion de changement de sexe ... Et croyez moi, les versions récentes sont bien plus impressionnante que celle que vous récitiez là et qui est ... Complètement dépassée !

Tout en parlant, je me promenais, j'observais ... Je passais mon doigt sur les bibelots poussiéreux ...

- Enfin, on est pas là pour parler cuisine ... Vous comptez déclarer une guerre, oui ou non ?

Sur cette pique, je me retournai vers lui dans l'attente d'une réponse.

Durant quelques instants, Cypheros ne bougea pas. Alors que la jeune Hobbite s'était immiscée dans le Hall, lui, restait immobile dans le cadrant de la porte d'entrée, fixant le vide lui faisant face.
Il se retourna lentement, comme prit d'une vilaine diarrhée qu'il fallait absolument cacher pour ne pas perdre la face. Son regard se posa de nouveau sur la semi-femme.
Il s'approcha silencieusement sans prendre la peine de fermer la porte. Puis, il se plia en deux, de sorte à ce que leurs visages se touchent presque. Il remonta vivement ses lunettes qui glissaient le long de son nez du fait de sa courbette prononcée.

Car, il faut le rappeler, elle était vraiment de petite taille. Bien plus qu'une Hobbite ordinaire selon le jugement de Cypheros.

Ses lèvres minces s'écartèrent peu à peu. En tous les cas, assez pour que l'haleine de l'Alchimiste pénètre les naseaux de l'interlocuteur. Tout en se faisant, Il déposa une main ferme sur son épaule.

L'atmosphère semblait se tendre. Plus aucun bruit ne se faisait ouïr alentour hormis le vent et le cliquetis incessant des secondes qui passaient lentement de la pendule qui pesait lourde sur le mur de l'entrée.

-Comment cela...

Cypheros fit une pause.

-Comment cela...Complètement dépassée ?! COMPLÈTEMENT DÉPASSÉE ?!

Il se releva soudainement, le visage défiguré par la rage.

-DÉPASSÉE ?!!!! QU'IMPORTE QUE DE PAUVRES IDIOTS AIENT PU CHANGER MA FORMULE, IL EST IMPOSSIBLE QU'ELLE SOIT MEILLEURE QUE LA MIENNE ! C'EST MON GÉNIE QUI A ÉLABORE LA FORMULE ORIGINELLE, ET NUL NE... [Le reste est inaudible à l'oreille humaine. Va falloir qu'il se calme, çui-là...]

Prit d'un mal étrange, il passa la porte d'entrée en courant, se tenant la tête de ses mains maintenant affublées de veines apparentes, tout en psalmodiant sans s'arrêter pour oxygéner son corps. Bientôt, il était hors de vue, à l’extérieur.
Puis, sa tête resurgit quelques secondes plus tard, mais cette fois-ci, tout à fait calme.

-C'était quoi ta question déjà ? Si je comptais déclarer une guerre ?
Hum...
Je pense pas.